par Marie-Hélène Paradis
Le 20 septembre 2022, le chapitre canadien de l’Association internationale des femmes juges, le Barreau du Québec et l’Association du Barreau canadien ont convié les avocates à une table ronde afin de discuter des enjeux liés à la rétention des femmes dans la profession. Cette discussion ainsi qu’une consultation l’automne dernier ont donné naissance à un rapport, publié récemment, qui démontre les pièges et les enjeux liés à la rétention des femmes dans la profession, de même que les pistes de solution pour améliorer l’intégration, la rétention et la carrière des avocates. Des dizaines d’avocates ont participé de façon anonyme à un groupe de discussion qui a mis en lumière les enjeux existant encore à ce jour.
Les panélistes à la Journée internationale des droits des femmes du Barreau du Québec ont fait part de leurs réactions aux conclusions du rapport Femmes dans la profession. Ceux-ci étaient : Me Valérie Laberge, avocate en droit de la famille et médiatrice, Me Kim Nguyen, avocate chez MCCarthy Tétrault, Me François D. Ramsay, avocat en chef chez Hydro-Québec et Me Nicholas St-Jacques, avocat en droit criminel et pénal et membre du groupe Nouraie.
Dirigeant la discussion Me Catherine Claveau, bâtonnière du Québec, a souligné que même si des progrès importants avaient été enregistrés dans les dernières années, plusieurs enjeux persistaient en ce qui a trait à la rétention et à la progression des carrières juridiques des femmes. « Rappelons que ce n’est qu’en 1941, après vingt-cinq ans de lutte, que les femmes ont été admises au Barreau du Québec, le dernier barreau au Canada à admettre les femmes. Ironie du sort, aujourd’hui, plus de quatre-vingts ans plus tard, nous détenons le titre enviable de barreau le plus féminisé au Canada, avec 55 % de femmes. »

Mes Nicholas St-Jacques, Valérie Laberge, Kim Nguyen, Mme la bâtonnière Catherine Claveau et Me François D. Ramsay
Quelques chiffres…
Une mise en contexte chiffrée donne une indication de la place qu’occupent les femmes dans la profession. Il faut dire tout d’abord qu’elles sont plus nombreuses que les hommes dans les facultés de droit, à hauteur de 70 %. Elles représentent 55 % du nombre total des membres du Barreau, et 60 % d’entre elles ont moins de dix ans de pratique. Le type de pratique dans lequel elles évoluent informe sur la situation des femmes : 35 % seulement des avocates exercent en pratique privée contre 52 % des hommes, alors que les avocates œuvrent au sein d’organisations publiques et parapubliques à hauteur de 28 % contre 17 % pour les hommes.
La représentation paritaire
Les enjeux de représentation paritaire sont présents dans plusieurs domaines et selon plusieurs critères. Selon Me Valérie Laberge, comme le modèle des cabinets a été fondé par et pour les hommes blancs, avec l’objectif de faire de l’argent; ces hommes étaient épaulés par une épouse à la maison qui s’occupait du quotidien, ils ont donc eu tout le loisir de faire de leur carrière une priorité absolue. « Heureusement les choses évoluent et la parité peut être un bon outil pour faire évoluer la situation et assurer une meilleure représentation des femmes dans les postes importants, mais le plafond de verre est encore là. Il y a quand même quelque chose d’anormal dans le fait de ne pas retrouver les femmes dans les postes de haut niveau alors qu’elles sont si nombreuses à l’entrée de la profession et qu’elles représentent la moitié de la population. » La performance des femmes dans les domaines où elles sont présentes est maintenant prouvée et, d’après Me Laberge, il faut continuer à travailler pour changer la culture des entreprises : ce n’est que de cette façon que les changements arriveront.
Me Nicholas St-Jacques confirme que le droit criminel est un des domaines du droit parmi les plus paritaires et donne l’exemple de son cabinet qui comporte 50 % de femmes dont plusieurs occupent des postes importants. « Il y a quand même un lot de défis, tels que la conciliation travail-famille, car le type de client que l’on défend a des besoins pressants auxquels les avocats doivent répondre. Malgré ces défis, les avocates peuvent s’inspirer de modèles extraordinaires. »
Me Nguyen raconte que seulement 11 % des avocates s’identifient à un groupe ethnoculturel. « Le milieu juridique reste encore très homogène, masculin et blanc, il y a encore trop peu de diversité en droit. C’est aussi quelquefois une question de culture. Par exemple, la carrière juridique n’est pas encouragée dans la culture asiatique, contrairement à la carrière scientifique. Les associations ont un rôle important à jouer pour encourager les études en droit et encourager les jeunes à persévérer et à gravir les échelons en association avec les facultés de droit. On peut agir aussi au niveau des équipes de recruteurs, par exemple chez McCarthy Tétrault ceux-ci reçoivent une formation obligatoire pour lutter contre les préjugés inconscients. » Me Nguyen ajoute que les clients demandent de plus en plus à faire affaire avec des avocates issues des groupes ethnoculturels. « Être femme et faire partie d’une communauté ethnoculturelle est en soi un double défi. L’information et la sensibilisation sont des actions indispensables pour faire avancer les choses. »
Me François D. Ramsay souligne que la profession juridique est bien positionnée pour poser des gestes et être un vecteur de changements. « Les valeurs qui guident les avocats sont intrinsèques au besoin de justice et d’équité qui nous ont fait choisir cette profession. C’est donc plus facile de poser des gestes pour une représentation paritaire. »
La rétention et la nécessité d’un plan d’action
Selon Me Ramsay, il faut se soucier de comprendre les raisons pour lesquelles les femmes abandonnent la profession en début de carrière. Il faut aller à la recherche d’indicateurs qui fourniront du matériel pour établir un plan d’action efficace et mesurer les résultats.
« Plusieurs pistes de solution sont à notre portée. Tout d’abord, il faut nous assurer que les femmes ne font pas plus d’heures non facturables que les hommes, qu’elles puissent aussi avoir accès à des mentors, et qu’on leur délègue des dossiers intéressants. Si on porte attention à tout ça, qu’on mesure les progrès et qu’on surveille l’évolution de ces mesures, une plus grande rétention sera certainement favorisée. »
Me Nguyen est, quant à elle, préoccupée par le fait qu’après toutes ces années investies à étudier, à faire un stage, à passer le Barreau, les femmes quittent la profession. C’est le signe d’un profond malaise et du besoin de changement. Elle ajoute que le principal motif de démission lié à la profession est la maternité. « La maternité ne devrait pas être un motif pour quitter une profession dans laquelle on a tant investi. Trente ans après le rapport Wilson, les défis restent les mêmes. La structure organisationnelle perturbe encore le cheminement professionnel des femmes. La pression financière, les heures facturables, les attentes des associés, le besoin de soutien et de mentorat sont des obstacles réels qui nuisent à l’avancement des femmes. Il y a eu des progrès, mais il reste beaucoup à faire. » La solidarité entre femmes, la formation d’alliances pour former une masse critique et faire avancer les choses font partie des solutions, selon Me Nguyen. Les hommes peuvent reconnaître la contribution des femmes sous toutes ses formes, s’enquérir du développement professionnel des femmes, les soutenir, écouter et poser des questions sur ce qu’il est possible de faire pour les propulser dans l’organisation dans un milieu de travail flexible.
La progression professionnelle
Dans sa présentation, la bâtonnière confirme que 32 % seulement des avocats associés sont des femmes, et ce, malgré une moyenne d’âge de 42 ans pour l’ensemble des femmes avocates. « Cette situation est expliquée, selon les participantes à la table de discussion de l’automne dernier, par deux facteurs principaux : la pression de générer des revenus et le nombre d’heures de travail élevé pour devenir associé. D’après elles, il faut aussi valoriser d’autres types de parcours. »
« Parmi les ingrédients qui peuvent aider à contrer ce phénomène, on peut identifier des pistes de solutions plus concrètes, comme le coaching individuel qui fait vraiment une grande différence dans la vie des avocates. Il s’en fait de plus en plus, et les résultats sont probants, je peux en témoigner », nous raconte Me Nguyen. Elle ajoute qu’identifier des personnes d’influence dans la structure organisationnelle pour appuyer sa candidature, s’impliquer dans les regroupements, être disposée à investir les efforts nécessaires pour prendre sa place sont aussi des gestes que l’on doit poser pour un avancement dans une carrière juridique. « On a besoin de modèles féminins différents. Les jeunes avocates ne veulent plus du modèle rentabilité-épuisement professionnel. Il y a certainement un conflit entre les exigences du cabinet privé et les besoins des femmes dans la trentaine, ce qui serait une des raisons pour lesquelles les femmes quittent la profession. »
Me Ramsay ajoute que pour les entreprises, la situation est quelque peu différente. La parité dans les services juridiques est plus présente dans les entreprises qu’au privé. « Hydro est un bon exemple avec 66 % des professionnels qui sont des avocates et notre comité de gestion qui est composé à 50 % d’avocates. Chez Hydro-Québec, le nombre d’années de Barreau est un des critères déterminants pour obtenir le statut d’avocat principal. On a aussi pris la décision qu’une absence en raison d’un congé de maternité ne devrait pas ralentir l’atteinte de l’échelon le plus élevé. »
Me Laberge amène à son tour un élément important à la discussion en précisant que pour favoriser un changement, il faut retrouver dans les équipes avec lesquelles les entreprises font affaire une exigence d’avoir des femmes. « Lorsqu’on donne un contrat à l’externe, des points bonis pour le choix de la meilleure équipe peuvent être alloués si des femmes en font partie. Une façon facile de faire avancer les choses. »
L’équité salariale
Selon une étude du Barreau, on observe que près de 46 %) d’avocates déclarent un revenu annuel inférieur à 90 000 $, contre 33 % chez les hommes, et que 26 % des femmes ont un taux horaire de plus de 201 $, contre 50 % des hommes. Encore une fois, ces chiffres parlent d’eux-mêmes et Me St-Jacques se demande pourquoi des avocates avec beaucoup plus d’expérience que lui ont un taux horaire plus bas. « Le mentorat est un aspect qui pourrait aider à régulariser les choses. Ce n’est pas normal et il n’y a aucune raison pour que votre taux horaire soit bas. »
Les participants sont tous d’avis que la circulation de l’information et la transparence ainsi que la faible présence des femmes dans les sphères décisionnelles sont aussi des enjeux importants.
Me Laberge soulève l’argument que le domaine de droit dans lequel pratiquent les femmes a peut-être un rôle à jouer en matière d’équité salariale. Elle donne en exemple le domaine dans lequel elle pratique, qui n’est pas le plus rémunérateur. Le droit de la famille, dit-elle, est partie prenante d’un stéréotype encore très fort. Le travail dans un cabinet, ce qu’on appelle le travail rose, est le plus souvent fait par les femmes. La reconnaissance de la qualité de ce travail que les femmes amènent, même s’il n’est pas aussi rentable que les heures facturables, est essentielle au succès du cabinet.
La conciliation travail-famille
Les congés parentaux sont encore l’apanage des femmes, majoritairement. Au Barreau, 98 % des membres ayant le statut de congé parental étaient des femmes. Selon les informations recueillies lors de la table ronde, Me Claveau confirme que la conciliation travail-famille demeure bel et bien un enjeu et que les congés ont encore des effets négatifs sur la carrière des femmes. Elle ajoute que la communauté juridique a signé en 2022 une déclaration de principe sur la conciliation travail-vie personnelle dans le cadre des instances judiciaires.
Me Nguyen affirme que les congés de maternité ne font plus sourciller autant qu’il y a 10 ou 15 ans dans les grands cabinets. « Chez McCarthy Tétrault, je n’ai pas senti que j’étais pénalisée lors du retour de mes congés de maternité. Je n’ai pas vu de différence dans l’assignation des dossiers ou de l’avancement. Le rapport indique cependant que pendant les deux années suivant un retour au travail, la majorité des femmes en subissent l’impact. Et si on compte la grossesse, le congé de maternité, les deux ans de pénalités, ça fait plusieurs années qui entrent en compte dans une carrière. Une vision à long terme devrait être sérieusement envisagée, il y a plusieurs façons d’avoir une carrière satisfaisante, mais si on veut trouver des solutions à la rétention et à la conciliation travail-famille, il faut penser à long terme. On parle aussi de phénomène « sandwich » : on s’occupe de nos enfants, mais souvent aussi de nos parents âgés. C’est une nouvelle réalité dont il faut tenir compte. »
Me St-Jacques vit lui aussi cette réalité de conciliation et témoigne qu’en droit criminel, ça reste un enjeu important. Les hommes doivent s’impliquer de plus en plus pour faire en sorte que la première personne appelée par la garderie ne soit pas toujours la mère, par exemple. « On ne doit pas avoir à faire un choix entre être un bon parent et être un bon avocat. Il ne faut pas s’imposer des critères impossibles, il faut travailler à atteindre son propre équilibre. »
Me Laberge ajoute que malgré les nombreux progrès, la conciliation est encore le problème des femmes. Il faut dire que les avocats masculins sont eux aussi victimes des stéréotypes quand ils veulent prendre soin de leurs enfants. « Ils craignent souvent de passer pour des faibles et de ne pas avoir l’air de s’investir comme il se doit dans leur travail. Pour des raisons de culture d’entreprise, les pères demeurent mal à l’aise devant la perspective de fournir des efforts de conciliation. Par conséquent, on n’arrive pas à normaliser le comportement du côté des hommes et il en résulte que la conciliation reste un problème de femmes. Les hommes ont un rôle à jouer, ils doivent davantage prêcher par l’exemple. » Me Ramsay demande aux hommes de prendre les congés parentaux pour que ça devienne la norme et que ça ne soit plus un sujet de discussion. C’est en donnant l’exemple, expose-t-il, que les choses vont changer.
Horaires flexibles et à distance
Le mode de travail hybride offre des avantages de flexibilité, d’autonomie, de gain de temps, entre autres, mais occasionne aussi des inconvénients tels qu’une charge du travail domestique plus lourde, une moindre visibilité au bureau et un manque d’opportunités de réseautage.
Me Ramsay souligne le défi de la présence au bureau, à moyen et long terme, et de la problématique de la localisation des CPE, soit près de la maison ou près du bureau, qui occasionnent des défis de participation à la présence au bureau. Il reste aussi que pour créer des liens au-delà de la productivité et des dossiers, il est difficile de faire ça à travers un écran. « Soyez prudents et stratégiques dans votre façon de réfléchir à cette réalité. »
Me Nguyen mentionne qu’elle est revenue en présentiel au bureau, ainsi que son conjoint. et ce pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci : le sentiment d’appartenance, la présence auprès des clients et un développement professionnel optimal. Me St-Jacques affirme pour sa part que ce qui a changé le plus, c’est le fait de pouvoir faire des représentations devant les tribunaux à distance. Cette nouvelle réalité a beaucoup changé sa pratique, et permet de concilier le travail et la famille plus facilement. Me Laberge confirme que le télétravail a changé beaucoup de choses, qu’il est utile dans sa pratique solo, mais qu’il comporte quand même des pièges pour les femmes, car ce sont souvent les femmes qui s’en prévalent. Il faut l’utiliser avec précaution.
En conclusion : des conseils aux jeunes avocates…
Me St-Jacques conseille fortement aux jeunes femmes de bien s’entourer, de se renseigner sur les différents domaines de droit et de s’outiller pour mieux connaître la réalité. « Elles ne savent pas véritablement dans quoi elles s’embarquent. Elles choisissent un domaine de droit sans le connaître. Ça serait important qu’elles bénéficient de mentorat et de programmes de rencontres pour discuter des enjeux. »
Me Nguyen ajoute qu’il est important de bien se connaître comme personne pour identifier le type de droit qu’on veut pratiquer. « Une femme mentore qui était associée chez nous m’a dit qu’il fallait s’assumer comme femme. Que l’on soit une super performante ou que l’on veuille être plus présente avec notre famille, il s’agit de s’accepter et d’aller de l’avant avec la carrière que l’on désire. » Et Me Laberge d’ajouter : « Fais-toi confiance. Ne te pose pas trop de questions, dis oui, vas-y, et ne te dis pas : est-ce que je suis assez bonne? est-ce que je vais être capable? Dis-toi : ça te tente, vas-y. Pour développer ma pratique solo, je me suis impliquée au Barreau, en enseignement et en donnant des conférences. J’ai développé mon réseau et ma crédibilité comme ça, j’ai augmenté ma confiance et développé mes compétences. Il faut trouver la façon de fonctionner qu’on aime et surtout ne pas cacher sa réalité de mère ». Me Ramsay suggère quant à lui de se donner du temps, de se fixer des objectifs sur un horizon plus long. « Vous n’êtes pas obligé de tout faire et que tout soit parfait. »